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21 octobre 2009

La mise à mort

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Après leur extraction du convoi, les sans grade sont immédiatement conduits au “bunker“ et gazés. Les autres, essentiellement des officiers, sont plongés dans le cirages et disposés dans les sous-sols du crématoire numéro III. Protéges par des glaces sans tain, les détenus les observent. Ils sont accompagnés du commandant.

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En cet instant cependant, nos héros se trouvaient, en compagnie d’un chien et d’une poignée de gaspards, dans l’antre du nazisme, au cœur de l’entreprise industrielle à laquelle ils avaient œuvré — autrement dit prisonniers d’un sphincter sur le point de les vomir. Mais rien n’était encore perdu, et d’innombrables questions se bousculaient sous les crânes : comment s’en tirer à mains nues, comment se hisser à six mètres et manœuvrer une trappe qui n’offrait pas de poignée, et de quelle manière, sans mitraillette ni rien, briser une série de miroirs que protégeait une grille… Et où aller pisser, où s’accroupir alors qu’on se sait observé ?

Dépités, ces messieurs décrivaient autant de cercles que la stupidité dans une tête de bois. Pourtant, lorsque j’ai vu un gros lard se mettre à trépigner et chercher l’isolement, j’ai coupé la lumière par respect de sa pudeur, et de la fosse aux lions est monté un plaisant soupir d’aise. Hélas la grossièreté reprit ses droits, et nombre de jurons s’élevèrent.

— Terminé ? 

Pas de réponse. J’ai donc rétabli la lumière, cela au moment où se reboutonnaient le gros lard et son biquet de voisin. Biquet a baissé les yeux, Gros Lard a offert à la ronde une tête de six pieds de long alors que ses semblables, le nez pincé, se détournaient de ses déjections. Intéressé, le Schäferhund s’en approcha, les huma, puis les compissa. Applaudissements des spectateurs, j’ai éclairé la loge.

Leur effarement, quand ils ont distingué notre alignement, nos uniformes ! Et leur soulagement lorsqu’ils ont vu nos deux commandants les saluer. Rudolf de son plus beau sourire, son second d’un claquement des talons et d’un lancer de dextre — mais pas le moment de plaisanter.

A leurs yeux, ce à quoi nous les confrontions relevait du gag un peu salé. Le défécateur se sentit soulagé, les non défécateurs de même, et comme certains exprimaient leur désir de communiquer, je leur offris le micro.

— Schutzführer S.S. Brotschnitte, Herren Kommandanten, se présenta un cabot à la casquette en ruine, qui vint se placer devant ses troupes en ordre de repli. Heil Hitler !

— Heil Hitler ! enchaînèrent les bidasses tandis que le chien, peu rassuré par cet échange, se prenait à aboyer, ce qui lui valut un coup de botte.

Conforté dans sa virilité par le rétablissement de l’ordre, et recouvrant l’aplomb qu’il avait failli perdre, Brotschnitte remonta au créneau, exprima son désir de recevoir le soleil.

— Die Schlüssel, bitte, Herren Kommandanten.

L’objet de son désir, la clé de la liberté, la Schlüssel désirée, c’est moi qui la détenais. Je la sortis de ma poche et me fis un plaisir de la lui promener sous le nez. Puis, d’un guichet, je la laissai choir en direction des mains qui se tendaient vers elle. S’en saisit Brotschnitte, qui fila aussitôt et s’en revint, exprimant un profond désarroi.

— Je ne comprends pas, Herr Major, la porte n’a pas de serrure.

— Comment cela, pas de serrure ? Bien sûr que si, répondis-je. Mais pas de ce côté-ci, mon garçon. De l’autre.

Incompréhension du larron.

— Du côté extérieur, dus-je préciser. Et de lui expliquer qu’il s’agissait de la porte de la chambre à gaz où l’on exterminait les petites filles qui jouaient à la marelle quelques instants plus tôt.

Je vis se décomposer le visage du cabot.

— Je ne comprends pas, Herr Oberst. Qui êtes-vous ?

Cette fois, je laissai tomber l’humour :

— Je me nomme Yitzhak, Yitzhak Zwostek, né à Szczecin en 1922, d’une mère juive bastonnée par des brutes portant ton uniforme, etc… … Mais, entre nous, Brotschnitte, dis-moi, combien de Juifs as-tu  exterminés, depuis le temps que tu t’acharnes ?…

 — Allez, Herr Oberst, tenta le rigolo, ça ne prend plus. Je vois que le commandant…

 — Brotschnitte, j’ai posé une question.

Le jeu aurait pu continuer longtemps, mais j’en ai eu assez. J’ai coupé la lumière, écouté de ramdam, perçu le choc des semelles contre l’acier de la porte, les aboiements des officiers, les gémissements du chien, le couinement des rats. Et j’ai rebranché le micro.

" Pour cause d’assassinat des leurs, les peuples juifs, tziganes, bolcheviques et polonais, ainsi que tous les peuples de la terre, ainsi que les objecteurs de conscience, les Témoins de Jéhovah et les homosexuels, viennent de vous condamner à la peine capitale, c’est-à-dire au Zyklon, par respect de vos coutumes. Dans quelques instants, la trappe située au-dessus de vos têtes (quatre-vingts têtes se sont alors levées) va s’ouvrir, la mort vous choir dessus (inclinaison des fronts vers l’aire d’atterrissage)… Vous pourrez ramasser les paillettes avant que le poison ne s’en dégage, ai-je alors poursuivi, mais où les mettre ? Tout le problème est là. Cependant, ne vous désolez pas. Si vous allez découvrir ce qu’on subi tant de femmes, tant d’hommes et de marmots avant vous, vous aurez sur eux l’avantage de savoir pour quelle raison on se débarrasse de vous. De surcroît, grâce au film que nous allons tourner et leur faire parvenir, vos supérieurs compatiront. Alors une dernière fois, messieurs, Heil Hitler ! et de la dignité ! Le Führer vous contemple."

*

La suite, je préfère vous la taire, elle fut épouvantable. Entre les rats qui sautaient sur les hommes et le chien, le chien qui butait dans les hommes, les hommes qui inhalaient le poison et se roulaient par terre tandis que l’écume leur sortait de la gueule, que leurs trognes prenaient les couleurs de la mort, ce fut presque insoutenable. Pour échapper à cette horreur, Frauen Höss et Baer, sensibles à la souffrance d’autrui, s’enfouirent dans leurs fourrures, leurs époux de leur côté s’en allant en pensée se promener du côté du gibet. Quant à Mordekhaï et moi-même, jouissant de ce premier aboutissement de la Vengeance, nous sommes restés jusqu’à la fin, jusqu’aux derniers soubresauts, jusqu’à ce que plus rien ne bougeât, ni les hommes, ni le chien, ni les rats. Ce fut d’autant plus difficile que ce n’était plus une poignée de nazis que nous voyions agoniser à nos pieds mais des milliers, des centaines de milliers de nos frères et de nos sœurs, de nos mères et de nos enfants, de nos tantes, de nos oncles, de nos cousins et de nos cousines déversés par wagons, sélectionnés avec indifférence, exécutés pour avoir osé être.

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