La perfidie de l'Ogre
L’ogre Béhémoth et son affidé en étaient à remuer des idées tournant autour de l’organisation lucrative du monde, l’affidé soutenant pour les besoins de la conversation un point de vue opposé à celui de Béhémoth.
— Mieux à faire que de redescendre au niveau du prolo ? Je n’en doute pas, poursuivait-il ? Mais je crains, cher Ogre, que vous ne soyez en train de vous garer dans le brouillard des illusions.
— M’égarer… comme vous y allez ! Dites plutôt me cacher pour que personne ne me voie rire sous cape en me frottant les mains. Parce que tout cela… — approchez et ouvrez vos oreilles —tout cela est d’un drôle !… Je vous explique : imaginez que nous soyons parvenus à ratisser l’ensemble de la planète, ce qui ne saurait tarder, de même à tondre le dernier mouton, à engranger ce qui lui reste de monnaie… Dès lors, que peut-il nous arriver de fâcheux ?
— Le cancer, la gangrène.
— Ridicule !
— Attendez… Plus d’objectif, plus de motivation, plus rien à mordre ni à griffer, plus personne à tromper… Vous voici au bout du rouleau, en fin de course, face à votre néant.
— Et pourquoi ?
— Parce que Pinault va dévorer Arnault, que Bouygues va se repaître de Pinault avant de passer dans la casserole de Krupp, lequel Krupp… — mais n’allons pas plus loin, cela deviendrait lassant. En un mot, votre système se mord la queue, votre univers se contracte, le cercle des affaires s’en va s’étrécissant au point de disparaître…
Là, Béhémoth interrompt son interlocuteur, le fixe dans les yeux, puis lâche un pet avant de se fendre d’un rire démoniaque.
— Parce que pour vous, si je comprends bien, le tailleur de pierre qui vient de terminer le Parthénon n’a plus qu’à se jeter à la mer… Eh bien non, malheureux, le bougre a d’autres projets. S’en aller par exemple retrouver sa Carla et plonger avec elle dans une eau bleue et chaude, et dîner avec elle, et jouir avec elle du coucher du soleil. Voyez d’ailleurs notre Seigneur : après six jours de création intense, il s’est mis en vacances pour les siècles des siècles. Eh bien c’est ce que nous allons faire, nous autres Bolloré, Krupp, Pinault & c°, Dassault et fils, et filles, et cousines, et servantes. Et nous allons aux bras de nos poupées contempler les champs de blé, y voir le coquelicot refleurir, se marier au bleuet sous l’œil réjoui de Dieu. Sans compter…
— Sans compter que le nègre va se juger roulé dans la farine, vous rentrer dans les plumes, vous mettre à poil et vous passer au grill.
— M’étonnerait ! Le nègre, le turc et le prolo de la CGT, nous les tenons par les couilles. Et nous les tenons si bien que nous pouvons leur faire gober ce qu’il nous plaît d’entendre.
— Par exemple ?
— Par exemple, rien ne nous empêche de greffer dans le crâne de l’Africain l’idée que c’est le prolo occidental, l’ouvrier blanc de chez Dassault ou de chez Krupp qui s’engraisse à son détriment, comme s’est engraissé le Juif sur le dos de l’Aryen, à une époque récente. Et la même chose en ce qui concerne le Turc, et la même chose pour le Chinois, et idem pour l’Indien. Et comme nous fournissons aussi bien de quoi attaquer que de quoi se défendre, et en sus à crédit, ce joli monde va s’empresser de se tailler des croupières. En conséquence, pas même besoin d’exterminer, le boulot s’effectuera de lui-même. Délivrés du grouillement, nous serons alors libres, et riches à tout jamais, et nous rétablirons l’éden.
— Mais c’est une guerre planétaire, mon salopard, que vous envisagez !
— Et alors ? Nous avons nos abris.
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