Cuisines d’Auschwitz : ébauche de logistique
Un S.S. opérationnel, c’est-à-dire non encore estropié et d’autre part correctement nourri, fournissait au bas mot quarante kilos d’une chair assimilable par le commun des mortels, notamment les détenus. Mais nombre d’entre eux (je parle ici de nos coreligionnaires), pour avoir suivi les offices religieux et s’être bien conduits avant d’être versés dans un camps de travail tel le nôtre, exigeaient que la viande fût cascher. Or, mécréants que nous étions, Mordekhaï et moi-même, nous étions mal placés pour exiger de rabbins à l'agonie qu'ils consacrassent une chair d’origine inconnue. Bien entendu, hors de question de leur avouer la provenance de ce que nous proposions.
La solution nous fut donnée par Guturdjieff, sous forme d’un souci dont je commençai par m'amuser. La scène eut lieu à la ferme d’Harmensee, dans les cuisines pour être exact. A jamais affamé, Ladislav venait d'engloutir un cochon et ne savait de quelle manière dissimuler le forfait, susceptible de le mener à la balançoire, c’est-à-dire à l’éclatement de ses parties intimes sous les coups de gourdins, en un mot à la tombe.
— Fameux coup de fourchette, l’engueulai-je.
— Lui naf naf tout pitit, herr Majorrr, minouscoule mimi comme pitchoun pitis yeux tire-bouchon, plaida-t-il. Alors moi consommer avec femme désireuse.
— Femme… au singulier ?
— Trois, trois agrrrikultivatchskaïa, finit-il par avouer, déployant quatre doigts. Vouloir elles bons morceaux, moi plus savoir quoi faire, moi donner.
— Eh bien, plaisantai-je, remplace le cochon que tu viens d’avaler par un cochon sur pied.
— Toi posséder ?
— Moi posséder sa peau, regarde, lui répondis-je en ouvrant mon manteau sur mon costume de tueur.
J’avais dit cela sans réfléchir, et voici que le bougre lâchait son os et se prenait la tête…
— Cochon S.S., éructa-t-il soudain. Cochon nazi ça bon, ça génial, Karrabarr !
Il enfourcha aussitôt la moto de Ziegefuss, revint une demi-heure plus tard porteur d’un sac où râlait un butor qu’il s’empressa de faire taire du tranchant de la main, puis d’un crochet que prolongea, dans le craquement des cervicales, le coup célèbre du lapin, appliqué sans faiblesse. Il entreprit aussitôt de saigner le gibier, de le démembrer et de le dépiauter, de le fendre dans sa hauteur — dans sa longueur plutôt puisqu'il gisait à terre
.
— Le surplus, lui conseillai-je, tu l'emballes et tu le mets au frigo. On en aura besoin.
— Jawohl, herr Majorrr, besoin pour nazis.
Pour nazis ?… Je ne compris d’abord pas…
Mais si, pour nazis, j’avais bien entendu.
C’est ainsi que la S.S. de Birkenau et d'Auschwitz, sitôt la mi-octobre, ravie que les portions de jambon et d'épaule ne lui fussent plus comptées, se reput de morceaux prélevés sur ses membres saignés, équarris en catimini, stockés à Harmensee à côté des carcasses de moutons, de bœufs et de porcs dont les meilleurs morceaux allaient enrichir désormais l'ordinaire des détenus