A Osviecim, ripaille chez les tueurs
Précisions :
Piotr Platz est un restaurateur polonais de la ville d’Osviecim. Il est aussi le fournisseur officiel du camp. Il y arrive porteur d’une cochonnaille destinée aux S.S. Il en repart de comme un contrebandier.
Quant à Frau Langefeld, nous ferons sous peu sa connaissance.
Le bilan de l’extermination nous plongeait dans l’angoisse, et quand je dis “nous“ entendez non seulement Mordekhaï et moi-même, mais tous ceux qui avaient épousé notre rage, soutenaient notre combat, se débrouillaient pour mettre de l’ambiance au sein de l’ossuaire d’Auschwitz.
— Et un führer, un ! On se fichait de connaître son nom, on le tranchait tandis que chantaient nos jardinières le chant de l’alouette — et les mains, et les mains, et le pied, et le pied, alouette alouette, ah… — et hop, une tête dans la sciure, une galoche la projetant vers le seau où la rejoignait une rate, et un foie, et un foie, et du mou et du mou, pour le chat pour le chat, aaa… — et voilà, dernier coup de latte et terminé, livraison assurée. Restaient la peau pour la tannerie, le gras pour les bougies de Santa Klaus, les mitrons réservant les parties comestibles. Ils séparaient les côtes, découpaient les filets tandis que les viscères étaient lavés, le foie de nazi transmuté en foie de veau, le cerveau national-socialiste en cervelle de mouton, et autant de boudin qu’on pouvait en bouffer. Et l’ami Piotr qui débarquait au début en vélo, puis en vélo attelé d’un charreton, puis en moto, en side-car, en auto, en camion… Et de nous refiler de la fraîche tandis qu’aux portes de son établissement, sous les lampions du crime, se pressait une clientèle de plus en plus choisie. Les gavés refilaient la combine aux gloutons, les Oberscharf aux Sturm, les Sturm aux Obersturm, usw., si bien que toute la Kommandantur s’y retrouva, y amena ses dames, ses poules, ses putes et s’y empiffra, y échangeant les dernières histoires drôles pendant que les garces de service, dans la fumée des rôtissoires, poussaient à la consommation et ramenaient du gigot d’Untersturm, du flageolet de Schutz, du fromage de tête et encore du pinard, de la gnôle et de l’omelette norvégienne, tous produits du terroir. Pendant ce temps, dans la touffeur des abattoirs, les équarrisseurs s’amusaient à gonfler les vessies, se pavanaient le cœur sur la main en jouant de la rotule, levaient tibias et péronés comme Frau Langefeld la cuisse devant Chochotte — à s’en rouler par terre. Et nous fêtions chaque Alien désossé, chaque orque dépecé, chaque aurochs rectifié par nos soins, remplacé au pied levé par un de nos partisans, et aussitôt passé aux oubliettes… Mais nous ramenait sur terre l’empilement des dépouilles de nos frères, et se juxtaposait à la venue de Noël, dans les orbites où festoyaient les rats, le nombre infime de ceux qui survivraient.
Pour nos frères à demi nus, livrés au vent de l’hiver le temps qu’on inscrivît leur matricule dans le livre des morts, les lendemains n’existaient plus. Seuls comptaient la seconde à laquelle s’accrocher, le brouet de la survie, la miette mise en réserve pour un improbable lendemain. Sous les galetas se terrait la colère et couvait la révolte, mais pour combien de temps ? En les mémoires foulées aux pieds s’amenuisaient la voix de l’enfants, le sourire de l’épouse, le souvenir d’avoir un jour possédé quelque chose, d’avoir eu une adresse, un métier, une famille… Mais que signifiaient encore ces mots : famille, épouse, aimer, pour qui n’avait plus même de nom ?
Auschwitz Karnaval - extrait