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1 novembre 2009

Berlin Karnaval


ruines


Je ne sais à quoi ressemblait Dresde après le passage de la Royal Air Force, mais je ne pense pas que le spectacle fût aussi grandiose que celui de Berlin. Chaque nuit livrait à la capitale son lot de nouveautés, chaque lever de soleil peignait en noir et blanc le bariolage des nuits. En plus des bombes américaines lâchées à la volée, les obus soviétiques tirés à bout portant venaient à bout, dans d’effondrement général, d’armées autrefois paradant. Et partout des immeubles béants, des façades n'attendant qu’une pichenette pour ajouter des larmes à la tétanie de chacun quand se précisaient les tirs. Et ça tournait des manivelles, ça implorait des ordres, ça découvrait Oskar dans une mare de sang, tentait de le remettre sur ses jambes et rameutait les autres mais les autres n’entendaient pas, n’entendaient plus, n’entendraient plus jamais. Et le bidasse de rendre l’âme sous des gravats d'où dépassaient sa botte, le canon de son fusil tandis qu’on enjambait son corps — Heil Hitler —, puis qu’on rasait les murs pour aller se planquer dans les caves, au milieu des civils en haillons. Là, comme cloué sur le pot, la tête entre les genoux et les oreilles bouchées, on se comptait les abattis pendant que le sous-sol tremblait, prêt à s’ouvrir sur un déluge de feu, à enflammer par la même occasion le cœur de millions de prisonniers.

Les seules clartés, au long de rues qu’on eût dit de Guernica tant les moitiés de poussettes faisaient écho à la douleur des mères, eh bien les seules clartés, les seuls sourires qui pussent encore éclairer ce chaos émanaient des panzers à pédales. Rien n’arrêtait la vie, les enfants guerroyaient pendant que leurs génitrices en haillons, épouses des seigneurs du désastre, se battaient pour un trognon, un rogaton qu’il faudrait protéger d’animaux affamés remontés du sous-dol. Quant aux chiens, aux chats et autres mets de choix, ils avaient depuis longtemps disparu dans le ragoût du pauvre. Restaient à peine quelques autruches traquées dans les bosquets du zoo, dans les jardins et jusque dans les égouts que s’étaient attribués crocodiles et pythons.

Qu’il était beau, le Brigadeführer décapité par la mitraille alors qu’il se planquait derrière l’hippopotame ! Et celui-là, lancé à la poursuite d’un gnou fuyant la cuisine des armées ! Et pan, dans la bouse d’ l'Oberroffizier Shafferhof, et paf, dans le pissou  le caporal venu lui porter secours. Et ouille, ouille, ouille, un pied emporté par un tigre, le Feldmarschall qui n’ira pas plus loin et appellera en vain, et aille, aille, aille l’Oberst qui fléchit et s’écroule tandis qu’un vautour vient se poser sur une branche, l'observe d’un œil rond avant de lui chier dessus.

Un immense appétit de S.S., qu'ils fussent béquillards, faisandés de la tripe ou fêlés de la cafetière, avait gagné la confrérie des bêtes. Alors nous, pensez donc, avec nos deux terreurs irlandaises pourchassant le nazi, nous ramenant une guibole, un fessier, un biceps ou un cœur, nous eûmes tôt fait de sympathiser avec le berlinois de la rue et surtout son épouse, cuisinière dans la haute. Ainsi fûmes-nous reçus dans les meilleures familles, nous rapprochant ainsi du but que nous ne voulions manquer.

— Jamais je n’ai dégusté de met aussi goûteux, susurrait Mordekhaï à Madame.

— En êtes-vous sûr, cher… euh, pardonnez-moi, j’ai oublié votre nom.

— Höss, Madame. Rudolf Höss, von Birkenau.

— Birkenau, ach so, Auschwitz-Birkenau,… Ne s’agit-il pas de ce camp de travail dont nous a tant entretenu le Stürmer sous la plume … — oh mein Gott ! oh mon Dieu ! — de ce cher Rosenberg ?

Si le sujet passionnait notre hôtesse bien que rien ne lui fût épargné, notre impudence nous rapprochait de cet objectif : trouver la limousine nous permettant de passer pour de hauts dignitaires devant lesquels on déroule le tapis — tapis menant bien entendu au bunker du Führer, puis à la porte du Führer, puis au Führer lui-même…

*

En plus de grabataire (encore qu’il pût s’acheminer vers la cuvette et se torcher sans aide), Adolf, paraît-il, n’était plus qu'un vieillard à ce point décati, vacillant et tremblant à l'idée de s’incliner devant Staline, qu’on devait le rassurer, l’alimenter à la petite cuiller. Terrorisé était-il en effet par le fracas des bombes répandant leur fumée sur ses contre-offensives, le brouillon de ses projets, le marais de ses amours, sa défiance à l'égard de chacun. Mentalement démoli, à jamais ravagé par la hargne, il avait pu faire croire en son génie par des victoires sur les nations imprévoyantes. Mais le roc stalinien lui restait en travers de la gorge, et sa dégradation psychique s’était amplifiée depuis l’échec de Paulus à deux doigts de la victoire mais pas de pot, la Luftwaffe prisonnière du grésil ! Ajoutez à ces maux les malheurs du Duce, le débarquement de Normandie doublé de l’attentat qui faillit le priver d’une oreille, et vous comprendrez que son humeur se fût assombrie. Le vertige le broyait, la seule évocation de son rival — “le petit père des peuples“, so ein Scheiß, ! — le faisait trembler au point qu’il n’osait se montrer. Mais depuis quel balcon aurait-il accueilli des vivats ? Le pouvoir avait sombré dans les gravats de la rue, nul n’aurait reconnu son Führer sous des tonnes de poussière.

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